La réconciliation : dans la presse

Livres hebdo, 6 juin 2008

Le face-à-face tendu entre une fille quadragénaire et son père à l’occasion de retrouvailles forcées. Un troisième roman plein d’ironie d’Anne-Constance Vigier.

La narratrice, la quarantaine, traductrice, accepte d’héberger pour quelques jours son père qu’elle évite depuis vingt ans, le temps qu’il passe des examens médicaux dans l’hôpital en face duquel sa fille habite. Seule – ses jumeaux de 15 ans et demi sont en vacances en Afrique (adolescents hors champ croqués avec une redoutable justesse) – , vivant séparée de leur père, elle appréhende l’inévitable face-à-face avec ce géniteur violent et castrateur qui ne lui évoque que des souvenirs pénibles. Elle va pourtant s’acquitter de la corvée. A contrecoeur. “Le seul fait d’être obligée de penser un peu longtemps à mon père m’enfonçait dans la contrariété, enfonçait ma tête sous la surface douteuse et immense de la contrariété.” Que dire quand il s’agit de l’accompagner à ses rendez-vous chez le cancérologue, de visiter le musée de l’Armée pour lui faire plaisir, de partager des repas aux conversations toutes potentiellement minées. La narratrice se révèle experte en stratégies d’évitement (du contact physique, des sujets qui fâchent) pour dominer la peur muée en hostilité qu’elle ressent face à ce père “au regard accusateur et perpétuellement déçu” , à “l’ironie si caractéristique, meurtrière, et dépourvue de toute tendresse” .

Moins troublant et fatal qu’Entre mes mains, paru l’année dernière après Le secret du peintre Ostende (Gallimard, 2001), plus léger, ce troisième roman prend un malin plaisir à titiller, avec causticité, ces sentiments dérangeants qu’on éprouve tout en ayant honte de les éprouver (peut-on en vouloir à ses parents au point de souhaiter leur mort ?), les rancoeurs planquées dans les recoins un peu marécageux de la conscience – le désir de vengeance, le manque de compassion, l’égoïsme – que l’on dépense beaucoup d’énergie à contenir. Il y a malgré tout un effet comique certain à observer cette femme adulte agir contre ses intérêts, ravaler, dire le contraire de ce qu’elle pense. Et se trouver admirable de maîtrise dans ces confrontations frustrées. Pauvre fille empêtrée dans ses devoirs qui n’ose même pas avouer au père de ses enfants qu’elle ne veut pas venir à sa fête d’anniversaire.(“Je n’irai pas et je vais le lui dire tout de suite. Au lieu de quoi je demandai : c’est quand ?”), à l’écrivain guatémaltèque, dont elle est en train de traduire le livre, qu’il cesse de l’accabler de mails…

A l’heure où l’angoisse de la mort étreint le père dominateur, lion devenu vieux (comme dans la fable de La Fontaine placée en exergue), voilà la narratrice confrontée au dilemne de la dette et de la prescription, passant par toutes les étapes de “La réconciliation”. Mais ces retrouvailles n’auront rien de mélo : la mièvrerie, ce n’est pas vraiment le genre de la maison Vigier.

Véronique Rossignol

Le Monde des Livres, 28 août 2008

Le retour du tyran déchu

Des blessures familiales, Anne-Constance Vigier a l’art de tirer des récits percutants et caustiques. Comme Entre mes mains (éd. Joëlle Losfeld, 2007), son troisième roman, La Réconciliation, repose sur une efficace dramaturgie. Une action simple : comment la narratrice supportera-t-elle la brève intrusion dans sa vie d’un père tyrannique, longtemps tenu à distance ? Unité de temps et de lieu : l’appartement modeste et l’hôpital d’en face, où se déroule une semaine d’analyses médicales et d’examen de conscience. Exposition et dénouement, « quinze jours avant », « dix jours après ».

La narratrice est mère d’Antoine et d’Alice, des jumeaux de 15 ans, énergiques et rassurants : « Je leur suis à chaque instant éperdument reconnaissante d’exister et de me côtoyer chaque jour de cette façon. » Leur humour pince-sans-rire (ils interprètent « Mozart à l’envers » en disposant leurs partitions tête en bas) engendre plus d’harmonie que de cacophonie – une connivence dont leur mère n’est pas exclue. Mais les jumeaux partent en vacances (un stage au Sénégal), la laissant seule à la merci de son père.

Même radouci par l’épreuve de la maladie, le père reste le tyran qui a terrorisé son entourage. Lors d’une visite au Musée de l’armée, il se montre toujours aussi péremptoire, réprobateur. Sa fille, avec sa sérénité d’adulte, essaie de le comprendre, au moins un peu, en évoquant sa naissance difficile. « En fait, me racontait ma grand-mère qui avait un sens aigu de la manipulation théâtrale, quand il est né, il était mort. Et je ne pouvais pas toujours m’empêcher de me demander s’il n’aurait pas été préférable qu’il le soit vraiment. »

Comment ne pas se sentir tenu à plus de compassion devant cet homme désemparé, en proie à l’angoisse de la mort ? Il ressemble au « Lion devenu vieux » de la fable de La Fontaine citée en exergue : « Le malheureux Lion, languissant, triste et morne,/ Peut à peine rugir, par l’âge estropié. » Il débite désormais sans conviction ses diatribes, « comme un texte appris par coeur, détesté ». Mais le fauve amoindri reste dangereux, capable encore de blesser par des mots – « végéter », « médiocre » -, que la narratrice ressent « comme des coups ».

Le récit pourrait être irrespirable, il est presque constamment ironique et drôle. En contrepoint de la visite paternelle, les évocations cocasses de Gregorio Duque Clavel (Guatelamala 1960), dont la narratrice traduit un livre, et qui l’accable d’interminables messages. « Je me souvins alors que tout était ma faute, si je ne lui avais pas écrit une première fois sous le prétexte de lui demander des éclaircissements sur certains termes empruntés à l’une des vingt-huit langues mayas encore en circulation au Guatemala, nous n’en serions pas là. »

La réconciliation ? Le mot « réconcilier » n’apparaît qu’une fois dans le roman, à propos d’un carrelage aux couleurs « incompatibles ». Règlement de comptes serait peut-être aussi approprié, en ce qui concerne le père, ce tyran déchu. Mais réconciliation avec soi-même, apaisement pour la narratrice qui retrouve avec bonheur ses jumeaux narquois. « Mon père qui a tout fait pour m’empêcher de vivre n’y est peut-être pas tout à fait parvenu. »

Monique Petillon

Libération, 28 août 2008

Pourquoi le Bénin

Famille. Une fille hait son père, selon Anne-Constance Vigier.

Un mot caractérise bien l’état d’esprit des personnages d’Anne-Constance Vigier : « le désagrément ». L’ennui d’avoir épousé un mari violoniste pourrissait la vie de l’héroïne exaspérée d’Entre mes mains, pour la plus grande joie des lecteurs. Un humour inénarrable agite l’écriture de la Réconciliation, sans excès, sans aller jusqu’à la ratiocination des grands monologues obsessionnels.

Une femme divorcée, seule avec ses jumeaux qui viennent de partir pour le lycée. Malgré linge et vaisselle sales, il lui faudrait se mettre sans tarder à la traduction qu’on lui a confiée, un livre de « Gregorio Duque Clavel (Guatemala, 1960) », écrivain inconnu de Google. Elle campe dans la salle de séjour, ne disposant pas de la « chambre à soi » que « préconisait Virginia Woolf avec une insouciance, un manque de prise en considération des contingences matérielles qui m’indignait de plus en plus ».

La journée commençant mal, elle attend « le prochain désagrément ». Ce sera un coup de téléphone. Sa mère lui demande d’accueillir son père une semaine, le temps qu’il consulte le Pr Bronski, cancérologue, à l’hôpital qui se trouve sous ses fenêtres. Ce père est l’homme qu’elle hait le plus au monde.

Ce n’est pas qu’Anne-Constance Vigier tente de nous distraire en se moquant de l’hôpital et de la charité, mais les détails incongrus se rangent sous sa plume comme de la limaille. La « petite biopsie » demandée par le médecin provoque un aparté sur les adjectifs infantilisants. « Je ne savais pas qu’il existait de petites biopsies. »

Versatile, changeant constamment d’avis au sein d’une même phrase, la narratrice affronte donc son père. On recommande une scène de dégustation d’huîtres, qui se termine par : « Bénin, répéta-t-il d’un air songeur. Tiens, tu t’es déjà demandé pourquoi le Bénin s’appelle le Bénin ? » La maladie, possible, envisagée, empêchera-t-elle la réconciliation annoncée par le titre, et qui ne désigne pas autre chose que le droit à oublier l’ennemi ?

Claire Devarrieux

Libération.fr depuis le 17 septembre 2008

L’auteur lit quelques pages du livre sur Libélabo

Les Inrockuptibles, 9 septembre 2008

Un court roman étincelant autour de la réconciliation – avec soi, d’abord, pour mieux évacuer ses terreurs enfantines.

L’année dernière, Anne-Constance Vigier signait, avec Entre mes mains, un livre très fort sur un infanticide, un roman à la fois sensible et d’un désespoir grinçant, jamais voyeur ou dénonciateur, d’une femme censément étrangère au genre humain. Surtout, le deuxième roman d’Anne-Constance Vigier sortait grandi de la comparaison avec un autre livre paru au même moment sur un thème identique, étranger, lui, à la notion de nuance ou de subtilité, et signé Mazarine Pingeot. Mais La Réconciliation apporte la prevue qu’Anne-Constance Vigier, prof de maths de 38 ans, n’a besoin d’aucune comparaison pour imposer son talent, qui tient à cet art du ténu qu’elle maîtrise à la perfection. Au fond, il ne passe quasiment rien dans ce court roman : une femme divorcée, mère de deux jumeaux adolescents, et obligée d’accueillir son père, ex-tyran de son enfance, pour une semaine dans son appartement, situé face à un hôpital où il doit subir une batterie d’examens. Elle a beau haïr cet homme, s’être tenue le plus loin possible de lui tout au long de sa vie d’adulte, elle ne peut pas refuser. Après tout, il a peut-être un cancer. Le huis-clos – les enfants sont en vacances – est étouffant, mais ne débouchera ni sur une confrontation violente ni sur une « réconciliation » entre père et fille ; Anne-Constance Vigier est bien trop fine pour ça. Tout se passe dans la tête de la narratrice, voix drôle et ratiocineuse, désespérément agrippée à l’équilibre précaire sur lequel repose son existence, un peu paumée, quelque part entre sa haine d’enfant pour le dictateur paternel et sa pitié d’adulte pour ce vieux lion qui a gardé ses tics verbaux de despote mais perdu de sa terrifiante superbe. Ce qu’il a fait pour s’aliéner autant sa fille, on ne le devine qu’au detour de quelques phrases. Ça n’est pas le sujet de ce roman ironique, drôle et enlevé, qui décrit une « réconciliation » avec soi-même. La paix, ici, ne se signe pas avec l’ennemi – c’est impossible, bêtement moralisateur – mais avec ses peurs. Il ne s’agit pas de pardonner mais d’essayer d’oublier, de refuser de continuer, une fois sa vie faite, de laisser gâcher chaque parcelle de bonheur par l’ombre de ses terreurs enfantines.

Raphaëlle Leyris